La conquête de l’Amérique eut pour effet, chez les individus, que ce soit du côté des vaincus comme du côté des vainqueurs, de bouleverser de façon radicale les liens communautaires, les loyautés et les identités. Le déracinement des uns et des autres, le métissage biologique, l’esclavage ont caractérisé le continent américain jusqu’à une époque qui va bien au-delà de l’abolition du travail servile des Noirs (à partir du milieu du XIXe siècle) et de l’arrivée massive d’immigrants européens dans un certain nombre de pays latino-américains (Argentine, Brésil, Chili notamment).
Peut-on toutefois parler d’identités à la dérive ou préférer à cette expression, qui reflète les angoisses contemporaines suscitées par des migrations à l’échelle planétaire et par les changements sociaux et culturels qui en résultent, celle de recompositions identitaires et de métissages ?
Le personnage de Garcilaso de la Vega, fils naturel d’une princesse inca et d’un conquistador espagnol, devenu chroniqueur du Pérou depuis son refuge dans une petite ville près de Cordoue, lecteur et traducteur de livres interdits par l’Inquisition, nous servira de fil conducteur. Tout était réuni — son illégitimité, le fait d’être métis, de vivre une enfance marquée par des guerres civiles d’une rare violence, l’exil en Espagne — pour faire de cet homme, né quelques années après la conquête, une épave. Cependant il sut trouver dans l’écriture, et non pas dans les armes, le moyen de devenir le porte-parole des sang-mêlé et des créoles. La teneur de son message et la beauté de la forme qu’il utilisa pour le diffuser expliquent que les révolutionnaires de tout temps ont été inspirés par ses écrits.
L’Inca Garcilaso de la Vega fut un métis exemplaire, comme fut exemplaire aussi l’Africain Ouladah Equiano, ancien esclave devenu militant abolitionniste à Londres. De tels exemples, au-delà de l’intérêt qu’ils offrent à tous pour la richesse de l’expérience humaine dont ils sont porteurs, montrent l’inanité du repli ethnique et l’importance de la dynamique identitaire dans la formation des sociétés.
Ancienne élève de Claude Lévi-Strauss, membre de l’Institut Universitaire de France, Carmen Bernand est Professeur d’anthropologie à l’Université Paris-X Nanterre.
A travers ses recherches anthropologiques et historiques sur les sociétés d’Amérique latine, elle tente d’éclairer la complexité de la réalité latino-américaine. L’originalité de son travail repose sur le regard croisé entre ses études de terrain sur les sociétés indigènes andines (Argentine, Pérou, Equateur) et ses recherches sur les effets socio-historiques de la Conquête, en particulier les questions identitaires soulevées par les diverses formes de métissage qu’elle a provoquées.
A 18h45 à l’Hôtel du Département
Ouvrages :