Il y a peu, nous avons parlé dans ces programmes de formes proprement politiques, juridiques et militaires de violence ouverte : l’état d’exception (2003-2004) et la guerre (2007-2008). Mais de façon insidieuse et captieuse, souvent perverse, de très grandes violences de tout autres types sont faites aux hommes de notre temps, dont certaines seront évoquées ici.
Par des voies et moyens contournés que ce programme s’efforcera d’éclairer et de mettre en critique, nous en sommes arrivés à considérer comme naturelles, allant de soi, toutes sortes de coercitions quotidiennes, chroniques, qui nous assaillent et nous séquestrent, personnellement et collectivement, sans que personne l’ait décidé, sans que personne l’ait voulu, même si elles sont une insulte au simple bon sens et à l’humanité même.
On sait que “personne” est aussi le nom propre du rusé Ulysse. Par quelles ruses séduits avons nous donc accepté de naturaliser massivement cette véritable “décivilisation des moeurs” ?
L’immense déprise de la langue, en particulier chez les enfants et les jeunes, qui limite notre perception même du monde, en même temps que notre capacité collective à y être et le partager avec les autres. La question proprement terrifiante d’une société qui ne se préoccupe plus tant de protéger ses enfants et ses jeunes que de se protéger contre eux. L’effondrement du sens des savoirs qui cessent, comme le remarque Marcel Gauchet, d’être porteurs de l’émancipation de l’humanité. Le poids démesuré de l’image dans notre société, et singulièrement de la publicité, et singulièrement auprès des enfants, image inflationniste sur ces écrans domestiques devenus le troisième, et même le premier parent de nos enfants comme le parent perpétuel des adultes devenue aussi omniprésente dans le paysage urbain qui est maintenant un incessant écran publicitaire où rares sont les surfaces vides et silencieuses. Et, bien sûr, il ne s’agit pas, il ne s’agit plus, de l’image d’évocation qui libère l’imaginaire mais de l’image prescriptrice qui enferme l’imaginaire dans un temps, une histoire et un rythme imposés. L’assujettissement simultané des adultes et des jeunes à l’image a aussi un effet anthropologique majeur : il réduit, efface même, la différence entre les générations. La question de l’accès à l’âge adulte, et de la capacité même à l’atteindre, est ainsi posée au niveau collectif et historique. Vivons-nous une période où cela est devenu de plus en plus difficile, voire impossible ?
Ici, la géographie joue son rôle : le fait social majeur de notre modernité, de notre modernité récente même, est l’urbanisation massive de l’habitat dans le monde, au Nord comme au Sud. Elle ne va pas sans reposer la question : quelle ville nous fait-on ? Et pourquoi ? Et qui la fait ? Est-t-elle vraiment le lieu de la peur ? Qu’en est-il de la barbarisation, de la brutalisation de nos villes ? De la normalisation de l’espace public ?
Cet environnement intellectuel et matériel détermine une réelle “néoanthropologie” du “néolibéralisme”. Une “subjectivité nouvelle” comme le dit Jean-Pierre Lebrun. La nouvelle culture du libéralisme mondial détermine-t-elle un homme nouveau ?
Bien sûr, le regard fondamental sur ces questions ne peut être qu’un regard politique, au sens essentiel du terme. Qu’est-ce qu’une démocratie possible aujourd’hui ? Quelles régressions nous menacent si nous ne prenons pas politiquement notre vie personnelle et collective en mains ?
On le voit, il ne s’agira pas de se plaindre de notre temps, mais de porter plainte.
Spyros Théodorou